CHAPITRE XXV
LE RÉCIT DE JANE

Entraînant à sa suite Jane hébétée, Quat'sous arriva sur le quai au moment où le train venait de s'arrêter. Elle ouvrit la porte d'un compartiment de première classe et les deux jeunes filles essoufflées se laissèrent tomber sur des banquettes.

Un homme jeta un regard à l'intérieur et monta dans le compartiment voisin. Jane frémit. Ses yeux se dilatèrent de terreur. Elle regarda interrogativement Quat'sous.

— Croyez-vous que ce soit l'un d'eux ? souffla-t-elle.

Quat'sous secoua la tête.

— Non, non. Tommy ne nous aurait pas fait faire cela s'il n'avait pas été sûr de notre sécurité.

Elle prit la main de Jane dans la sienne.

— Mais il ne les connaît pas comme moi.

La jeune fille frissonna.

— Vous ne pouvez pas me comprendre. Cinq ans ! Cinq longues années ! Je croyais parfois que j'allais devenir folle !

— C'est fini maintenant Jane !

— Est-ce réellement fini ?

Le train roulait dans la nuit. Soudain Jane se redressa.

— Qu'est-ce ? J'ai entendu du bruit à côté !

— Mais non, il n'y a rien, je vous assure.

— S'ils me reprenaient maintenant, ils…

Les yeux de Jane s'agrandirent d'horreur.

— N'y pensez pas ! supplia Quat'sous. Étendez-vous, et ne pensez à rien ! Soyez certaine que si nous n'étions pas en sécurité, Tommy ne nous aurait pas envoyées là.

— Mon cousin n'était pas cet avis. Il ne voulait pas que nous partions.

— Non…, dit Quat'sous, un peu embarrassée.

— À quoi pensez-vous ? demanda vivement Jane. Vous avez un ton singulier.

— Je ne peux pas vous le dire en ce moment, avoua Quat'sous. C'est une idée que j'ai, et je vois que Tommy l'a aussi. Mais ce n'est pas la peine de vous en parler, tant que ce n'est pas un fait ! Ce n'est d'ailleurs peut-être pas vrai ! Faites ce que je vous dis, ma chère Jane, étendez-vous et ne pensez à rien.

— Je tâcherai.

Les longs cils s'abaissèrent sur les yeux aux lueurs d'or.

Quat'sous, au contraire, demeura les yeux grands ouverts, l'oreille dressée, l'esprit en éveil. En dépit d'elle-même, elle était inquiète. Elle regardait tantôt du côté de la porte, tantôt du côté de la sonnette d'alarme. Elle était loin d'être aussi tranquille qu'elle le disait. Bien qu'ayant confiance en Tommy, elle n'était pas sûre qu'un homme aussi simple et droit que lui pût tenir tête à la ruse diabolique du maître des criminels.

Une fois chez sir James Peel Edgerton, elles seraient en sûreté. Mais y arriveraient-elles ? Les forces silencieuses de Mr Brown ne leur barreraient-elles pas la route ? Même l'image de Tommy, revolver en main, ne la tranquillisait pas. Peut-être en ce moment était-il déjà aux mains de l'ennemi…

Lorsqu'enfin le train entra en gare, Jane Finn se redressa brusquement.

— Sommes-nous arrivées ? Je croyais que ça ne finirait jamais !

— Si, si, j'étais sûre que nous arriverions à Londres. C'est maintenant qu'il faut être prudentes. Vite, sortons. Nous allons prendre un taxi.

Quelques instants plus tard, elles montaient dans une voiture.

— À la gare de King's Cross, ordonna Quat'sous.

Soudain elle eut un choc. Un homme jeta un regard par la portière. C'était celui qui était monté dans le compartiment voisin.

— Voyez-vous, expliqua-t-elle à Jane, s'ils croient que nous allons chez sir James, cela les mettra sur une fausse piste. Ils croiront que nous allons chez Mr Carter, qui habite la banlieue près de Charing Cross.

Au premier tournant, il y eut un embouteillage. C'est ce qu'attendait Quat'sous.

— Vite, chuchota-t-elle : ouvrez la portière de droite !

Les deux jeunes filles descendirent vivement, montèrent dans un autre taxi et partirent dans la direction de Carlton House Terrace.

— Dieu merci ! souffla Quat'sous. J'espère qu'ils n'ont pas vu ! Le chauffeur sera furieux ! Mais j'ai pris son numéro et je lui enverrai un mandat-poste demain. Il n'y perdra rien ! Celui-là nous secoue comme… oh !

Il y eut une secousse et un fracas de verre brisé. Un autre taxi avait heurté le leur.

En trois secondes Quat'sous était sur le trottoir, avait fourré cinq shillings dans la main du chauffeur et s'était mêlée à la foule avec Jane.

— Il ne reste plus que quelques pas maintenant, souffla-t-elle.

L'accident avait eu lieu à Trafalgar Square.

— Croyez-vous que c'était un hasard ?

— Qui sait ? Peut-être pas.

La main dans la main, elles avançaient rapidement.

— Je suis peut-être énervée, dit soudain Quat'sous, mais je sens qu'il y a quelqu'un derrière nous.

— Dépêchons-nous, pour l'amour de Dieu ! murmura l'autre.

Elles étaient déjà au coin de Carlton House Terrace, quand un gros homme apparemment soûl leur barra la route.

— Bonsoir, mesdames, fit-il d'une voix ivre. Ne puis-je vous accompagner ?

— Laissez-nous passer ! ordonna Quat'sous.

— Pas avant d'avoir dit un mot à votre belle amie !

Il saisit Jane par l'épaule. Quat'sous entendit des pas se rapprocher. Sans hésiter, elle recourut à une manœuvre des jours d'enfance : se baissant soudain, elle fonça de la tête dans l'estomac de l'agresseur. Ce dernier, étourdi, s'assit brusquement sur le trottoir. Quat'sous et Jane prirent leurs jambes à leur cou. D'autres pas résonnaient à leur suite. Elles respiraient à grand-peine quand elles arrivèrent à la porte de sir James. Quat'sous se pendit à la sonnette et Jane frappa à grands coups.

L'homme qui les avait rejointes s'arrêta au pied des marches. Il hésita un instant, et pendant ce temps la porte s'ouvrit. Elles tombèrent ensemble dans le hall. Sir James était sur le seuil de la bibliothèque.

— Hello ! Qu'est-ce ?

Il s'avança, et passa le bras autour de la taille de Jane qui chancelait. Il l'entraîna jusqu'à la bibliothèque et la déposa sur un divan. Puis il prit un flacon sur la table, versa quelques gouttes de brandy et la força à les boire. Elle se redressa avec un soupir, ouvrant de grands yeux effrayés.

— N'ayez pas peur, mon enfant. Vous êtes en sûreté.

Sa respiration devenait normale, et le sang affluait à ses joues. Sir James regardait Quat'sous avec un sourire :

— Vous n'êtes donc pas morte, Miss Quat'sous, pas plus que votre Tommy !

— Les Jeunes Aventuriers ont la peau dure, se vanta Quat'sous.

— C'est ce que je vois, répliqua sir James. Ai-je raison en pensant que la Société des Jeunes Aventuriers à responsabilité limitée a réussi à faire une affaire brillante, et que cette jeune femme – il se tourna vers la jeune fille étendue sur le divan – est Miss Jane Finn ?

Jane se redressa.

— Oui, dit-elle calmement. Je suis Jane Finn. J'ai des choses à vous dire.

— Quand vous serez plus forte.

— Non ! Tout de suite ! Je me sentirai plus tranquille quand j'aurai tout dit.

— Comme vous voudrez, dit l'homme de loi.

Il s'assit dans un des grands fauteuils en face du divan. Jane commença son récit à voix basse.

— Je suis venue en Europe sur le Pacific pour aller à Paris, où l'on m'avait offert une situation dans un pensionnat. Je n'avais plus de parents en Amérique, et j'étais libre de ma personne.

« Au moment où le Pacific coulait, en plein désarroi, quand nous étions tous sur le pont, un homme s'approcha de moi. Je l'avais déjà remarqué auparavant et j'étais certaine qu'il craignait quelqu'un ou quelque chose. Il me demanda si j'étais patriote, et me dit qu'il avait sur lui des papiers d'une importance immense pour l'Amérique et pour l'Angleterre. Il me pria de les prendre. Je devais répondre à une annonce du Times. Si cette annonce ne paraissait pas, je devais remettre le document à l'ambassadeur des États-Unis.

« Ce qui suit est un vrai cauchemar. J'en rêve encore toutes les nuits… Mr Danvers m'avait dit d'être sur mes gardes. Il craignait d'avoir été filé sur le paquebot, mais il n'en était pas sûr. Au début, je n'avais pas de soupçons, mais quand on nous embarqua sur un autre bateau, pour Holyhead, je commençais à être inquiète. Il y avait une femme qui me faisait trop d'avances et qui s'attachait beaucoup trop à mes pas, une Mrs Vandemeyer. Au début je lui avais été reconnaissante de ses attentions, mais en elle quelque chose ne me plaisait pas : je la vis parler à des hommes douteux, qui me regardèrent ensuite ; sûrement, il avait été question de moi. Je me souvins qu'elle était tout près de moi sur le Pacific quand Mr Danvers me remit le paquet, et qu'auparavant elle avait plusieurs fois tenté d'entrer en relation avec lui. J'étais inquiète, mais je ne savais que faire.

« Le mieux, me dis-je, serait de me conduire comme si je n'avais rien vu. J'avais déjà pris la précaution de découdre la toile cirée du paquet et de substituer au document une feuille blanche. Ainsi, si l'on réussissait à me voler le paquet, cela n'aurait pas d'importance.

« Il n'y avait que deux pages minces : après avoir longtemps réfléchi, je les plaçai entre deux pages d'annonces d'une revue illustrée. Je les collai ensemble, sur les bords, avec le papier gommé d'une enveloppe. Je portais la revue sur moi, négligemment enfoncée dans une des poches de mon manteau de voyage.

« À Holyhead, je tâchai de monter dans un compartiment occupé par des gens à l'aspect honnête, mais il y avait autour de moi une foule qui me poussait du côté où je ne voulais pas aller. C'était comme une sorcellerie sinistre. En fin de compte, je me trouvai dans le même compartiment que Mrs Vandemeyer. Je sortis dans le couloir, mais tous les autres compartiments étaient pleins, et je ne pus que reprendre ma place. Je me consolai en pensant qu'il y avait d'autres personnes que nous, un monsieur sympathique et sa femme, juste en face de moi. Je m'assis et fermai les yeux. Ils me crurent endormie, mais mes yeux n'étaient fermés qu'à moitié, et tout à coup je vis le monsieur sympathique sortir quelque chose de sa valise et regarder Mrs Vandemeyer eu clignant de l'œil.

« Je sentis mon sang se glacer dans mes veines, et, tâchant d'avoir l'air tranquille et naturel, je me levai pour sortir dans le couloir… Soudain Mrs Vandemeyer dit « Maintenant ! » et jeta sur mon nez et ma bouche quelque chose qui étouffa mes cris. Au même moment, je sentis un coup terrible au-dessus de la nuque…

Elle frémit. Sir James murmura quelques paroles de sympathie. Une minute après, elle continua :

« Je ne sais combien de temps se passa avant mon réveil. Je me sentais horriblement mal. J'étais étendue sur un lit très sale. Devant le lit se trouvait un paravent, mais j'entendis parler deux personnes. Une d'elles était Mrs Vandemeyer. Je tâchai d'écouter, mais au début je ne pus rien comprendre. Lorsque je commençai à saisir, je me sentis à un tel point terrifiée que je m'étonne encore de ne pas avoir crié !

« Ils n'avaient pas trouvé le document. Ils n'avaient que le paquet de toile cirée avec la feuille blanche, et ils étaient furieux ! Ils ne savaient pas si c'était moi qui avais fait l'échange, ou si Danvers lui-même portait un message truqué, tandis que le vrai avait pris un autre chemin. Pour apprendre la vérité, ils parlaient – elle ferma les yeux – ils parlaient de me torturer !

« Auparavant je n'avais jamais su ce qu'était la peur, la vraie peur ! Quand ils s'approchèrent de moi, je fermai les yeux et fis mine d'être encore inconsciente, mais je craignais qu'ils n'entendissent les battements de mon cœur. Toutefois ils s'éloignèrent de nouveau. Je me mis à réfléchir de toutes mes forces. Que faire ? Je savais que je ne pourrais pas résister longtemps à la torture.

« Soudain je me rappelai mes études sur la perte de la mémoire. Ce sujet m'avait toujours intéressée, j'avais lu de nombreux livres là-dessus, et je connaissais la question sur le bout des doigts. Si je réussissais à les duper, je serais peut-être sauvée. Je fis intérieurement une prière, puis j'aspirai longuement l'air, j'ouvris les yeux et je commençai à balbutier des mots incohérents en français.

« Mrs Vandemeyer s'approcha immédiatement de moi, en écartant légèrement le paravent. Son visage était si méchant que je me sentis défaillir, mais je lui souris vaguement et lui demandai en français où j'étais.

« Je voyais qu'elle était surprise. Elle appela l'homme auquel elle avait parlé. Il était debout près du paravent, le visage dans l'ombre. Sa voix était très calme et très ordinaire, mais, je ne sais pas pourquoi, il me fit peur encore plus que la femme. Je sentais qu'il verrait clair en moi, mais je continuai à jouer mon rôle. Je demandai encore où j'étais, puis je dis qu'il y avait quelque chose dont je devais à tout prix me souvenir, mais que je ne savais plus ce que c'était. Je m'animai au point de paraître de plus en plus agitée. Il me demanda mon nom. Je dis que je ne savais pas, que je ne pouvais me souvenir de rien.

« Soudain il saisit mon poignet et se mit à le tordre. La douleur était horrible, je poussai des cris. Il continua. Je criai toujours, mais en français. Je ne sais pas combien de temps j'aurais pu continuer, mais heureusement je m'évanouis. La dernière chose que j'entendis, fut : « Ce n'est pas du bluff. D'ailleurs, une gamine de son âge n'en saurait pas assez long pour jouer cette comédie. » Il oubliait que les jeunes filles américaines sont plus cultivées que les anglaises, et qu'elles s'intéressent davantage aux choses scientifiques.

« Quand je repris connaissance, Mrs Vandemeyer se montra extrêmement mielleuse avec moi. Elle avait dû recevoir des instructions. Elle me parla en français, elle me dit que j'avais eu un choc et que j'avais été très malade. Bientôt, me dit-elle, je me porterai mieux. Je fis mine d'être encore hébétée et parlai vaguement du « docteur » qui m'avait fait mal au poignet. Elle sembla soulagée quand je dis cela.

« Bientôt elle sortit de la chambre. Je demeurai tranquillement étendue encore quelque temps. Puis, je me levai et je me promenai dans la chambre. Je gardais la certitude qu'on m'observait. C'était une pièce sale et sordide. Je ne tentai même pas d'ouvrir la porte, sûre qu'elle était fermée à double tour et qu'on m'espionnait. Il y avait plusieurs vieux tableaux sur les murs, représentant des scènes de Faust.

Les deux auditeurs poussèrent un « Ah ! » simultané. Jane fit un signe affirmatif.

— Oui, c'était la maison de Soho où l'on avait emprisonné Mr Beresford. À ce moment-là, je ne savais même pas naturellement que j'étais à Londres. Je pensais sans cesse à une seule chose, et je me sentis indiciblement soulagée quand j'aperçus mon manteau, négligemment jeté sur le dossier d'une chaise, avec la revue illustrée dans la poche !

« Si seulement j'avais été certaine de ne pas être observée ! Je regardai attentivement les murs : il n'y avait aucune lucarne mais je me sentais guettée. Soudain je m'assis à la table, la tête dans les mains, et je sanglotai : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » J'ai l'ouïe très fine. J'entendis distinctement le froufrou d'une robe, et un craquement léger. C'était suffisant. On me guettait !

« Je m'étendis de nouveau sur le lit, et Mrs Vandemeyer m'apporta mon souper. Elle était toujours d'une amabilité extrême. On lui avait sûrement ordonné de gagner ma confiance. Elle me montra le paquet de toile cirée, et me demanda si je le reconnaissais, en me fixant d'un regard aigu.

« Je le tournai et le retournai d'un air surpris. Puis je secouai la tête. Je dis que je sentais bien que je devais me souvenir de quelque chose, mais quoi ? Tout semblait me revenir tout à coup, mais disparaissait aussi soudainement. Elle me dit que j'étais sa nièce, et qu'il fallait l'appeler « Tante Rita. » Je le fis docilement, et elle m'assura que je ne devais pas m'attrister, que ma mémoire reviendrait bientôt.

« Ce fut une nuit terrible. J'avais mon projet. Le papier était en sûreté, mais ils pouvaient jeter la revue d'un moment à l'autre. Je restai éveillée jusqu'à deux heures du matin à peu près, – du moins il faisait noir – puis je me levai le plus doucement possible, et je me glissai dans les ténèbres le long du mur de gauche. Je décrochai sans bruit le premier tableau – Marguerite avec ses bijoux – je rampai jusqu'à mon manteau, j'en retirai la revue, j'arrachai les deux pages collées ensemble et les glissai avec leur précieux contenu, entre le tableau et le carton de l'encadrement. Personne ne soupçonnerait qu'on avait touché à ce tableau. Je le remis à sa place sur le mur, je replaçai la revue dans la poche de mon manteau, et je me recouchai, contente d'avoir trouvé cette cachette. J'espérais qu'ils en viendraient à conclure que Danvers avait transporté un message truqué et qu'ils me remettraient en liberté.

« Je crois que c'est ce qu'ils pensèrent d'abord, et c'était dangereux pour moi, car ils m'auraient tuée, au lieu de me laisser partir. Mais l'homme qui m'avait parlé le premier, et qui semblait le grand patron, préféra me laisser en vie pour le cas où j'aurais caché les papiers et pourrais le dire quand je recouvrerais la mémoire. Ils me tinrent en haleine pendant des semaines. Parfois, ils me posaient des questions à des moments inattendus, tâchant de me prendre en faute. C'était une véritable inquisition. Je ne sais pas comment j'ai réussi à tenir ferme. Mais la tension nerveuse continuelle a failli me briser…

« Ils m'ont ramenée là où on nous avait débarqués, et m'ont fait refaire le chemin, pour le cas où j'aurais caché le paquet quelque part en route. Mrs Vandemeyer et une autre femme ne me quittaient pas une seconde. Ils me présentaient partout comme une jeune parente de Mrs Vandemeyer qui avait subi un choc nerveux pendant le naufrage du Pacific. Je n'aurais pu appeler au secours qui que ce soit sans éveiller leur attention, et je courais le risque d'échouer. Mrs Vandemeyer était si riche, si élégante, si sûre d'elle, qu'on l'aurait crue plus facilement que moi ; elle aurait dit que la manie des persécutions faisait partie de ma maladie nerveuse, et personne n'aurait fait attention à moi. Je ne pouvais courir ce risque : s'ils avaient su que je les dupais, ils m'auraient torturée jusqu'à la mort.

Sir James approuva d'un signe de tête.

— En effet, Mrs Vandemeyer avait une grande force de caractère. Grâce à cela, et aussi à sa situation sociale, elle aurait facilement réussi à vous faire passer pour folle.

— C'est bien ce que je me disais. En fin de compte, on m'envoya dans une maison de santé à Bournemouth. On me confia à une infirmière. Elle était si sympathique et elle avait l'air si honnête que j'allais me décider à lui faire des confidences. La Providence me sauva de ce piège. Une fois que ma porte, par hasard, était restée entrouverte, je l'entendis parler à quelqu'un dans le couloir. Elle était des leurs ! Ils soupçonnaient encore que c'était de la comédie et elle était chargée de s'en assurer ! Après cela, je n'osai me fier à personne.

« Je crois qu'à la fin, je m'hypnotisai. J'oubliai presque que j'étais Jane Finn. Je faisais un tel effort pour jouer le rôle de Janet – ou Annette – Vandemeyer, que mes nerfs commencèrent à me jouer des tours. Je tombai réellement malade, je demeurai pendant des mois et des mois dans une sorte de léthargie. Je croyais que j'allais mourir, et tout me devenait indifférent. Une personne normale enfermée dans un asile d'aliénés finit, dit-on, par devenir folle. C'était un peu cela. Mon rôle était devenu ma seconde nature. Je n'étais même plus malheureuse. Les années passaient.

« Tout à coup, il y eut du nouveau. Mrs Vandemeyer vint à Londres. Elle et le docteur me posèrent des questions, on expérimenta des traitements divers. On parla de m'envoyer à Paris chez un spécialiste. Mais ils n'osèrent pas s'y risquer. J'entendis certaines choses qui me prouvèrent que des amis me cherchaient. Plus tard, j'appris que l'infirmière qui m'avait soignée au début, et qui venait encore de temps en temps, était allée à Paris et avait consulté un spécialiste, en jouant mon rôle. Il la fit passer par certaines épreuves et démasqua sa fraude ; mais elle avait pris note de ses méthodes qu'elle expérimenta sur moi. Je n'aurais certainement pas réussi à tromper l'expert – un homme qui a étudié un seul sujet toute sa vie est invincible – mais eux se laissèrent prendre. Le fait que depuis des années je n'avais plus pensé à moi comme à Jane Finn me rendit la tâche plus facile.

« Une nuit on me fit partir d'urgence pour Londres, et on me ramena dans la maison de Soho. Une fois sortie de la maison de santé, je sentis brusquement se réveiller en moi quelque chose qui avait été enterré pendant longtemps.

« On m'envoya faire le service dans la chambre où on tenait enfermé Mr Beresford. (Bien entendu je ne connaissais pas encore son nom.) Je soupçonnai un nouveau piège. Cependant, il réussit à m'inspirer confiance. Mais sachant que nous étions observés – car il y avait un petit judas très haut dans le coin du mur – je fus prudente.

« Le dimanche après-midi on apporta un message. Tous les habitants de la maison étaient très agités. Je les entendis discuter sans qu'ils s'en doutassent. On leur avait donné l'ordre de tuer le jeune homme. Je ne vous parle pas de la suite, parce que vous la connaissez déjà. Je croyais que j'aurais le temps de monter pour tirer les papiers de leur cachette et les emporter, mais je me heurtai à la bande. Alors je criai d'une voix perçante, pour que Mr Beresford entendît que je voulais retourner chez Marguerite. Je répétai ce nom trois fois, espérant qu'il amènerait Mr Beresford à penser au tableau. Il en avait décroché un, lui aussi, c'est ce qui m'avait inspiré des soupçons.

Elle s'arrêta.

— Alors, dit lentement sir James, alors les papiers sont toujours sous le carton du tableau, dans cette même chambre ?

— Oui.

La jeune fille était retombée sur le divan, épuisée par l'effort qu'elle venait de fournir.

Sir James se leva. Il regarda sa montre.

— Venez, dit-il. Nous devons partir immédiatement.

— Aujourd'hui ? demanda Quat'sous, surprise.

— Demain serait peut-être trop tard, dit gravement sir James. D'ailleurs, en y allant aujourd'hui, nous aurons peut-être la chance de saisir ce grand criminel, ce sombre génie : Mr Brown.

Il y eut un silence. Sir James continua :

— On vous a suivies ici, sans aucun doute. Quand nous quitterons la maison, on nous suivra de nouveau, mais sans nous faire de mal, car le projet de Mr Brown est de se laisser guider par nous. La maison de Soho est gardée par la police jour et nuit. Néanmoins, Mr Brown y entrera à notre suite, il risquera tout, dans le but de trouver l'étincelle qui doit faire exploser la mine. D'ailleurs, en entrant, il ne risquera pas grand-chose, puisqu'il porte le masque d'un ami.

Quat'sous rougit.

— Mais il y a une chose que vous ne savez pas, que nous ne vous avons pas dite.

Ses yeux se rivèrent sur Jane.

— Qu'est-ce ? demanda sir James avec un regard perçant. Pas d'hésitations, Miss Quat'sous ! Avant d'y aller, nous devons être sûrs de nos faits.

Quat'sous, un instant, sembla paralysée.

— C'est tellement difficile, vous comprenez, si je me trompe, ce serait terrible.

Et regardant du coin de l'œil Jane, elle ajouta énigmatiquement :

— Elle ne me pardonnerait jamais !

— Vous voulez que ce soit moi qui dise la chose, n'est-ce pas ?

— Oui, sir James, je vous en prie ! Vous savez, vous, qui est Mr Brown.

— Oui, dit gravement sir James, je le sais. Je le sais enfin !

— Enfin. Tiens, et moi qui croyais…

— Vous croyiez ce qui était, Miss Quat'sous. Je suis moralement certain de son identité depuis la mort mystérieuse de Mrs Vandemeyer.

— Ah ! murmura Quat'sous.

— Car là, nous devons faire face à la logique des faits. Il n'y a que deux solutions : ou bien elle a pris le chloral elle-même, ce qui est inadmissible, ou bien…

— Ou bien ?

— Ou bien il était contenu dans le brandy qu'elle a bu. Il n'y a que trois personnes qui ont touché au brandy… vous, moi et Mr Julius Herrsheimer !

— Au début, la chose semblait impossible. Mr Herrsheimer, fils d'un des grands milliardaires américains, ne pouvait être Mr Brown ! Impossible ! Mais on ne peut échapper à la logique des faits. Souvenez-vous de l'émotion soudaine et inexplicable de Mrs Vandemeyer ! S'il vous faut une autre preuve, la voici : Vous souvenez-vous d'une allusion que je vous ai faite ? Quelques mots de Mr Herrsheimer à Manchester m'ont prouvé que cette allusion, vous l'aviez comprise ! Moi, de mon côté, je m'efforçais de prouver que l'impossible était possible. Mr Beresford me téléphona pour me dire ce que j'avais soupçonné, à savoir : que la photographie de Miss Jane Finn n'avait jamais quitté le tiroir de Mr Herrsheimer…

Mais la jeune fille l'interrompit. Se levant subitement, elle s'écria avec colère :

— Vous souvenez-vous d'une allusion que je vous ai faite ? Que Mr Brown est Julius ? Julius mon propre cousin !

— Non. Miss Finn, répondit sir James. Pas votre cousin. L'homme qui s'intitule Julius Herrsheimer ne vous est nullement apparenté.

 

Mr. Brown
titlepage.xhtml
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Christie,Agatha-Mr Brown(1922).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html